Au bout de la seule route menant à la pointe de la Lèque, à Port-de-Bouc (Bouches-du-Rhône), se dresse l’imposant bâtiment blanc de la station de pilotage du Grand port maritime de Marseille-Fos. L’immeuble, construit dans les années 1960, fait face à la tour bétonnée de la capitainerie au bord de l’eau. Au rez-de-chaussée, Tom enfile son ciré rouge rongé par le sel avec l’inscription « Pilote ». Le marin de 39 ans saute dans une pilotine et prend la mer. Il doit rejoindre un navire de 80 mètres en provenance de Djen Djen, en Algérie, venu charger des pièces d’acier destinées aux usines d’ArcelorMittal en Italie.
« C’est notre deuxième maison »
Tom a rejoint l’équipe des 47 pilotes du port de commerce de Marseille-Fos il y a quatre ans. Une semaine sur deux depuis sa nomination, cet ancien commandant de bord prend ses quartiers à la station. Avec dix autres pilotes, tous des hommes, il est disponible 7 jours sur 7, 24 heures par jour pour conseiller les manoeuvres, tel un “chef d’orchestre”, des dizaines de navires qui se croisent quotidiennement sur les différents terminaux gaziers, pétroliers ou encore à conteneurs de Fos-sur-Mer et Port-de-Bouc. Un des trafics maritimes les plus denses d’Europe.
Entre deux manœuvres sur les navires — qui peuvent durer jusqu’à six heures -, Tom et ses neuf collègues de travail stationnent dans le bâtiment de quatre étages. « C’est notre deuxième maison, avoue Emmanuel, un des pilotes d’origine ajaccienne, qui profite de la terrasse vue mer pour griller une rare cigarette sous un ciel azur. On passe plus de temps ici qu’avec nos familles. »
A l’intérieur, malgré les larges baies vitrées et la chaleur du soleil, une imposante cheminée en brique réchauffe la pièce. Dominique a déjà fait le calcul. « Depuis que je suis pilote, j’ai passé huit années de ma vie dans ces lieux. Forcément, on a certaines affinités et des amitiés se créent. J’en connais certains depuis 1991, ajoute même cet ancien employé de la compagnie Méridionale de navigation, qui a effectué pendant près de dix ans des trajets entre la Corse et le continent. La plupart des pilotes ont le même parcours : l’école de la marine marchande, une dizaine d’années sur les bateaux, puis le passage du concours, et son obtention. Malgré ça, continue Dominique, quand on est ici, c’est pour le boulot. Par contre, il y a plusieurs pilotes qui sont amis et qui partent en vacances ensemble et qui se côtoient en dehors des heures de travail. »
Les repas, seuls moments conviviaux de la journée
Le quotidien des pilotes est « arythmique » prévient Dominique, dans le métier depuis 14 ans. Il est régi par les appels de la capitainerie, jour et nuit. Entre deux sorties en mer, les pilotes en profitent pour fermer l’œil une ou deux heures dans leur chambre privative avec vue sur la mer. Tom prévient : « Vous ne rentrerez pas dans la mienne, elle est en désordre. » Quand ils ne dorment pas, ils en profitent pour prendre des nouvelles de leur famille ou naviguer sur internet, « histoire d’avoir de rester connecté ».
Tous les pilotes disponibles se retrouvent à un moment dans la journée, aux repas. A 11 heures et à 19 heures pour être précis. « C’est agréable de tous se retrouver et de se poser quelques minutes quand on le peut », confirme Tom. Au menu ce midi pour les huit hommes à table, salades d’endives, boulettes de viande et semoule avec une tarte aux pommes en guise de dessert.
Pendant que la serveuse débarrasse et la cuisinière termine son service, les discussions s’orientent inlassablement vers le domaine maritime. Cette fois, on parle du documentaire polémique de Thalassa diffusé sur France 3 évoquant les rejets polluants des navires de croisière dans la cité phocéenne. Après le repas, deux pilotes sont appelés, l’un doit sortir du port un porte-conteneurs de 306 mètres pendant qu’un autre emmène un navire au mouillage. Leurs collègues en profitent pour prendre un café sur un des canapés en cuir noir, avant de regagner leur chambre ou d’aller faire un peu de sport à l’étage pour digérer.
Les « anges gardiens » au service des pilotes
La vigie culmine au quatrième étage de la station de pilotage, au bout de l’escalier en colimaçon. La vue y est imparable sur tout le golfe de Fos-sur-mer. Les pilotes, également nommés les “marins à terre”, y reçoivent leurs ordres de la capitainerie. Pendant six heures, Denis, patron de pilotine, ne bouge pas de son siège bleu. Il observe les écrans signalant les positions des bateaux dans la baie, prend les commandes de la capitainerie, remplit le tableau à aimants situé juste derrière lui pour connaître les manœuvres en cours.
Les patrons de pilotines sont chargés de conduire les pilotes sur les navires de commerce. Ils sont en quelque sorte leur « taxi des mers ». « En mer, nous avons leur vie entre nos mains », explique Brice, dans le métier depuis plus de 20 ans. « C’est pour cela que nous les appelons nos anges gardiens », embraye Tom.
Les patrons de pilotines, employés par les pilotes, vivent eux aussi chemin de la jetée, à Port-de-Bouc. « Mais ils ne logent pas au même étage », précise Tom, le pilote. « Chacun son espace. Ils ont leur petite salle de sport, nous ne venons quasiment jamais les voir à la vigie. » Cinq jours par semaine, une semaine sur deux, les quatorze patrons de pilotines logent également sur place. « C’est un rythme à prendre, explique Brice en montant sur une des quatre pilotines du port. Certains ont même de la famille qui travaille ici. » Comme les pilotes, ils partagent leur temps libre entre repos et sport. « C’est plutôt grand, confirme Denis. On se sent pas oppressé quand on travaille. »
Connaître le plan d’eau sur le bout des doigts
A l’entrée de la capitainerie, le bureau où l’on remplit les manœuvres effectuées est rarement vide. « C’est plutôt calme aujourd’hui, avoue Tom. Il est midi et nous n’avons fait que 13 manœuvres. Mais d’ici ce soir, on devrait passer le cap des 30 missions. » Justement, la vigie vient de le prévenir. Il faut sortir un porte-conteneurs de plus de 300 mètres d’ici une heure. Le temps d’enfiler son coupe-vent qui fait également office de gilet de sauvetage, il prend une voiture du port pour rejoindre le navire battant pavillon libérien.
À terre comme en mer, le pilote emprunte quotidiennement les coursives étroites des navires sur lesquels il monte. Il suit un matelot et monte les étages les uns après les autres pour rejoindre la cabine du commandant de bord. « Il y a un rituel quand nous arrivons sur les navires, détaille t‑il. Les capitaines nous proposent toujours un café ou une boisson en signe de respect, pour nous montrer qu’ils ont confiance et sont contents de notre travail. » Il se remémore une anecdote : « Il y a quelques jours, un capitaine d’origine chinoise m’a même offert une petite boîte de thé de son pays d’origine. C’est une marque d’affection. »
18 000 manœuvres chaque année
La manœuvre paraît délicate car le chenal réservé au bateau est assez étroit. « Nous devons connaître absolument tout le plan d’eau par cœur, ajoute Tom. Je connais chaque rocher, chaque profondeur jusqu’à Saint-Tropez. » Près de 200 kilomètres à connaître sur le bout des doigts pour ces “chefs d’orchestre” des ports. Au cas où la visibilité en mer est impossible ou si les moyens de navigation électrique tombent en panne. L’emploi est donc exigeant et à fortes responsabilités, mais ils bénéficient de très bonnes conditions de travail avec des salaires qui dépassent parfois les 6000 euros par mois, en fonction du nombre de manœuvres effectuées dans le mois. L’année dernière, les pilotes ont réalisé plus de 18 000 manœuvres dans les baies phocéenne et fosséenne, soit 30 à 40 mouvements quotidiens.
Une fois le bateau sorti commence une autre mission très périlleuse pour le pilote. Il doit descendre du cargo et rejoindre sa pilotine qui l’attend. En pleine mer et lancé à près de 20 kilomètres par heure. Pour cela, il doit regagner le pont tribord du cargo et emprunter l’échelle en corde d’un peu moins de neuf mètres.
Plus bas, sur l’eau, la pilotine se positionne près du porte-conteneurs avec toujours la même vigilance. “Il y a quelques années, un jeune pilote s’était mal positionné sur l’échelle, se rappelle un des “anges gardiens”. Soudain, une vague a propulsé le bateau contre l’échelle. À quelques centimètres près, il aurait pu mourir.” Par mauvais temps, l’opération peut s’avérer délicate, voire périlleuse. « C’est pour cela que l’on s’entretient et que l’on fait du sport. » Seuls 355 pilotes sont qualifiés en France pour réaliser ces manœuvres.