Ici pas de lourde porte de bois grinçante, ni de vieilles pierres de taille. Derrière le haut portail de fer rouge, une façade beige et des portes vitrées. La bâtisse sans charme, construite au début des années 1990, se dresse en bordure du village de Jonquières, à 10 km de Compiègne (Oise). L’endroit rappelle davantage une maison de retraite bien entretenue qu’un carmel multiséculaire. Seul indice : une croix discrète orne le toit de la chapelle. L’écho des voitures sur la nationale N31 résonne dans la cour et les portables captent la 3G. “Qu’est-ce qui pourrait bien intéresser les gens ? Nous menons une vie si ordinaire !” Les onze sœurs carmélites de Compiègne gloussent comme des adolescentes lorsqu’elles comprennent que leur quotidien suscite la curiosité. Cela fait plus de vingt ans qu’une caméra n’est pas entrée chez elles.
À l’abri des regards, les carmélites vivent cloîtrées, mais pas figées. “Pas question de continuer comme au temps des lampes à huile !” Sœur Alix-Anne, une femme longiligne et énergique, est la prieure, la supérieure locale du carmel. Elle y est entrée à l’âge de 20 ans, en 1964. En 1992, la communauté a quitté le carmel du cœur de Compiègne devenu vétuste, et dont les réparations étaient trop coûteuses, pour investir ce bâtiment flambant neuf à Jonquières.
À l’intérieur des murs, le parloir sert de sas entre deux mondes. C’est là que les soeurs reçoivent leurs proches. La petite pièce est meublée simplement : au centre, trônent une table de bois et deux chaises. Près de l’entrée, des dépliants roses mettent en garde contre l’enseignement de la théorie du genre à l’école. Auparavant, un grillage se dressait entre les sœurs et leurs visiteurs ; à peine pouvaient-ils se voir et s’effleurer. La frontière symbolique a subsisté. “On essaie de préserver notre espace au maximum, mais parfois on est obligées de recevoir des gens de l’extérieur, par exemple la cuisinière qui vient nous aider une semaine sur deux, explique sœur Alix-Anne. S’il y a trop de monde qui va et vient, on ne se sent plus chez nous, dans notre espace de désert.”
Intrusion de la technologie
La sonnerie du téléphone retentit dans le long couloir blanc. Soeur Alix-Anne garde toujours le combiné attaché à la ceinture de son scapulaire, cette ample étoffe brune traditionnelle des carmélites. La prieure est joignable à tout moment de la journée. Autrefois, les religieuses communiquaient à l’aide de cloches. Chacune d’entre elles se voyait attribuer une tonalité différente, qui permettait de l’appeler d’un bout à l’autre du monastère. “Il ne faut pas édulcorer la tradition, mais la vivre au 21e siècle, ce qui implique quelques aménagements inévitables”, convient sœur Christiane-Edith, la dernière arrivée au carmel, une petite femme vive et bavarde. Elle ajoute en souriant : “On est comme tout le monde. Par exemple, on ne pourrait plus se passer d’internet, surtout pour les soeurs qui travaillent.”
La pièce la plus connectée du monastère est sans doute l’imprimerie. Elle est équipée d’un ordinateur relié à internet, et d’une imprimante dernier cri. Soeur Marie-Pierre y passe près de trois heures par jour. L’air concentré et les yeux plissés derrière ses petites lunettes, elle classe les commandes qu’elle reçoit par mail. Aujourd’hui, Adélaïde et Guillaume lui ont confié le soin d’imprimer leurs faire-parts de mariage. Ils ont choisi une police manuscrite bleu pâle, sur un épais papier crème. Dans les étagères s’empilent de larges planches sur lesquelles se dessinent tour à tour le visage de la Vierge Marie, les silhouettes d’un couple de colombes perché sur une branche, ou une croix devant le soleil levant. Ces travaux assurent une source de revenu stable au monastère.
Internet ne sert qu’en cas d’absolue nécessité. “À nous de ne pas en devenir esclaves, et de ne surtout pas l’utiliser comme une distraction”, estime soeur Christiane-Edith. Pas d’ordinateur dans la salle de récréation, où l’on préfère largement jouer au Scrabble. À l’évocation de Facebook, les carmélites éclatent de rire. “On en connaît l’existence mais ce n’est pas pour nous !” Pourtant, elles ne sont pas novices en matière de réseaux sociaux. Pendant quelques mois cette année, une sœur ivoirienne a partagé le quotidien des Compiégnoises. La prieure raconte : “Je lui ai proposé d’utiliser Skype pour communiquer avec sa famille à Abidjan. Je trouve que c’est normal qu’elle puisse avoir des contacts avec les siens au même titre que les sœurs dont la famille vit à 20 kilomètres.”
De plus en plus impliquées dans le monde extérieur
Les couverts tintent et s’entrechoquent. Au réfectoire, les soeurs déjeunent installées en arc de cercle, les yeux baissés sur leur assiette, sans un mot. Elles mâchent du radis noir en salade, plongées dans leurs pensées. Pour communiquer, elles se contentent d’un simple geste ou d’un regard. Aujourd’hui, soeur Christiane-Edith assure le service, attentive au moindre besoin de chacune. Seule entorse à la règle d’or du silence, un magnétoscope crachote des extraits de l’évangile. Toutes ont déjà entendu ce récit une dizaine de fois, mais elles pouffent en choeur à l’énonciation d’un des miracles du Christ, comme si elles riaient aux facéties d’un vieux complice.
Lors du dîner, l’évangile laisse place à l’actualité. Ce ne fut pas toujours le cas. “Moi je n’ai jamais su comment s’était terminée la guerre d’Algérie.” Sœur Line-Marie, qui a prononcé ses voeux en 1961, a gardé l’air espiègle d’une jeune fille. Elle a 74 ans, des cheveux blancs et rebelles s’échappent de son long voile noir. Un rire joyeux ponctue chacune de ses phrases ou presque. À l’époque très isolées, les sœurs mettent désormais un point d’honneur à rester informées. Toujours dans le silence, une soeur lit chaque soir à voix haute le journal La Croix, notamment l’actualité politique et internationale. “Je suis très attentive à tout ce qui se passe au Moyen-Orient, d’autant plus que nous avons des soeurs carmélites en Irak”, précise Line-Marie. Les autres acquiescent : prier pour le monde implique de savoir ce qu’il s’y passe.
Pendant l’office des laudes, à 7h30, une prière sonne comme un anachronisme au milieu des louanges : “Prions le Seigneur pour que cette campagne présidentielle se déroule dans le respect et la dignité.” En matière de politique, les onze carmélites de Compiègne ne font pas qu’espérer, elles participent aussi. Elles se rendront aux urnes les 22 avril et 6 mai prochains, pour l’élection présidentielle. Le bureau de vote se trouve à Jonquières, à moins d’un kilomètre. Pour elles, ce sera l’occasion de quitter le cloître, en voiture ou à pied pour les plus sportives. “On sait que l’issue du scrutin ne va pas changer notre vie ici, mais on veut quand même faire le bon choix, pour nos familles, et les Français en général…”, explique soeur Marie-Luc, responsable de l’atelier de couture du carmel.
En tête à tête avec Dieu
À l’étage, les chambres individuelles, appelées cellules, se suivent et se ressemblent. Avec un lit simple et un minuscule bureau en bois pour seul mobilier, elles sont un lieu de solitude et de recueillement. Depuis le déménagement de 1992, chaque cellule est équipée d’un lavabo personnel. Un luxe dont les soeurs ne se lassent pas. “Avant cela, on devait se contenter d’une cruche d’eau et d’une bassine pour faire notre toilette”, se souvient soeur Alix-Anne.
Parfois, le silence et l’isolement d’une cellule ne suffisent plus : il est temps de renouer avec la vie des ermites fondateurs de l’ordre. Les carmélites quittent alors leurs colocataires, se retirent encore plus loin, encore plus seules, dans un silence absolu. Le temps de la retraite se vit à tour de rôle. Sœur Liliane est la prochaine à profiter de ce privilège. Dans deux jours, elle fera son sac pour partir s’installer dans une maisonnette à l’autre bout du domaine. Lorsqu’elle y pense, elle a du mal à contenir son sourire. Les détails de ce séjour très réglementé restent secrets, et la caméra n’est pas invitée à filmer. Au fond du jardin, soeur Alix-Anne ramasse en grommelant des boîtes de sardines à l’huile qui trainaient visiblement dans l’herbe depuis plusieurs jours. Ce sont les derniers vestiges du précédent séjour dans l’ermitage.
Malgré la tradition érémitique de l’ordre, la prière en communauté occupe une place primordiale. Les carmélites se réunissent au grand complet au moins cinq fois par jour, sous la voûte mansardée de la chapelle. Cette dernière est ouverte au public dès l’aube et jusqu’au soir, mais la frontière entre le monde intemporel et le monde des laïcs reste bien visible. Les soeurs, installées en arc de cercle autour de l’autel, tournent le dos aux visiteurs, et semblent d’ailleurs faire la jonction entre ces deux mondes. “Au début, c’était difficile. J’ai quitté ma vie pour le silence et la solitude, avoue dans un sourire sœur Line-Marie, entrée au carmel à 19 ans seulement. Il m’est arrivé de m’ennuyer ici quand j’étais jeune.” Elle murmure qu’avant de revêtir l’habit de carmélite, elle était très amoureuse d’un garçon.