Les portes du bloc s’ouvrent. La patiente est sur la table d’opération, au centre de cette pièce d’une trentaine de mètres carrés, déjà endormie. Sa peau jaunâtre, imbibée de bétadine. Elle a 76 ans. Aujourd’hui, on lui remplace la valve de l’aorte. Une opération à coeur ouvert. Le moindre faux mouvement peut lui être fatal. A l’intérieur du bloc, chaque membre de l’équipe s’active avant que le chirurgien n’arrive. Chacun son rôle, chacun sa place. Pas question de faire tomber un objet ou de bousculer une table. « Tout est sectorisé, pour que chacun puisse faire son travail de la meilleure manière possible », explique Serge Imbert, perfusionniste. L’intervention est un travail d’équipe : communiquer, répartir les tâches, des principes basiques mais nécessaires pour gérer la pression d’une intervention à risque.
Les infirmiers de bloc ouvrent le bal. Ils sont installés un peu partout dans la pièce. Il y a Joëlle Mayan, l’infirmière circulante. Elle fait des allers-retours incessants entre la table stérile, où sont disposés les instruments, la table d’opération et ses paniers de rangement. Des ciseaux, des tubes, des compresses. Dès que le chirurgien a besoin de quelque chose, elle s’exécute. La quinquagénaire reconnaît que c’est un métier éprouvant. Une opération peut durer plusieurs heures, celle de cette après-midi prendra plus de cinq heures. Le bloc les habite, les poursuit, même. « C’est pas facile de perdre des patients, surtout quand la personne est jeune, confie-t-elle, le regard perdu. On y repense en sortant du travail, plusieurs jours, plusieurs semaines après. On ne s’y fait pas, même avec le temps. Ça nous reste toujours en tête. » Ce qui la fait revenir au bloc, ce sont les réussites, la satisfaction d’une opération réussie, d’un coeur réparé et d’un malade guéri.
« Je suis comme le pilote d’un avion »
Les anesthésistes sont à la tête de l’opération. Juste derrière le crâne de la patiente. Françoise Gaillat a les yeux rivés sur un écran. Elle vérifie les pulsations du coeur. Son rôle, elle le compare à celui d’un pilote d’avion. « Vous savez, nous on gère le décollage et l’atterrissage et entre les deux c’est de la surveillance. S’il y a des turbulences, on peut être un peu stressé. » Le stress est presque un tabou dans le bloc. Car l’opération du coeur ne laisse aucune place au hasard. « La chirurgie cardiaque est très codifiée. » Les gestes, ils les connaissent tous par coeur. Mais hors de question de parler de routine. S’organiser, c’est pouvoir réagir en cas de complications.
Le chef d’orchestre de ce ballet, c’est Dominique Grisoli, le chirurgien. Il est au centre de la pièce, penché au-dessus de la table d’opération. « Le stress, ça se gère avec l’expérience. On ne l’apprend pas à l’école. Le jour où on finit l’internat, quand on a la responsabilité du patient, ça change tout », confie-t-il. Il avoue timidement qu’il lui arrive de stresser. « Je suis une boule de stress aujourd’hui », chuchote-t-il à son interne pendant l’intervention. Sa première opération, c’était en 2008 au Canada. Depuis il a enchaîné. Celle d’aujourd’hui, il l’a réalisée près de 400 fois. Avec des ratés, parfois. « Heureusement, c’est très rare. » Quand ça arrive, c’est avec l’équipe qu’il parvient à calmer ses doutes. « Avant de retourner au bloc, on discute, on échange ensemble, ça nous aide à exorciser. »
« Le bloc, c’est un lieu fermé. Ça peut être usant, on voit des choses qu’on n’est pas censé voir, la maladie, la mort, au quotidien. Si ça nous affecte, on ne peut pas tenir. Il faut se faire une carapace »
Le bloc, une deuxième maison
Jean-Louis Maestroni est l’instrumentiste aujourd’hui. Ses yeux pétillent derrière de petites lunettes rondes. Le bloc, il le fréquente depuis plus de vingt ans. « C’est un peu une deuxième maison », glisse-t-il. Pendant l’opération, il a le rôle de petite main. Collé au chirurgien, il est attentif à ses moindres mouvements. « Le chirurgien ne doit pas lever les yeux pour prendre un porte aiguille ou quoi. » Dominique et lui se connaissent par coeur. « Chut ». Jean-Louis réclame le silence. « Le bruit autour peut gêner, explique-t-il. C’est lui qui intervient sur le coeur de la patiente. C’est sur lui que tout repose. Si le chirurgien est stressé, c’est toute l’équipe qui stresse ».
Au fond du bloc, il y a le pompiste, surnom donné au perfusionniste. Caché derrière sa grande console, Serge Imbert assure la CEC, la circulation extra corporelle. Pendant l’opération, le coeur est remplacé par une grosse pompe, reliée à des dizaines de tuyaux, et à des cylindres dans lesquels le sang passe. Serge scrute tous les écrans qui l’entourent. « C’est parti, on envoie un peu de potassium », lance-t-il au chirurgien. « Communiquer, c’est la base. Il faut donner toutes les informations qu’on a au chirurgien, et lui voit ce qu’il se passe, il doit aussi nous dire ce qu’il voit. Il est les yeux, nous sommes les mains. »
Derrière le masque, on devine son sourire. L’homme est chaleureux, bavard même. Sans pour autant se déconcentrer. Yann vient remplacer Serge à la moitié de l’opération. Il est plus silencieux. Il a toujours travaillé dans des services très techniques: la réanimation ou l’anesthésie. Mais le bloc est pour lui un lieu très particulier. « Le bloc, c’est un lieu fermé. Ça peut être usant, on voit des choses qu’on n’est pas censé voir, la maladie, la mort, au quotidien. Si ça nous affecte, on ne peut pas tenir. Il faut se faire une carapace » Mais pas question de ramener ses problèmes à la maison. Ce qui se passe au bloc, reste au bloc. Pour épargner les proches surtout, et pour avancer aussi.
L’opération se termine. Le chirurgien quitte la salle, le pompiste aussi. Les infirmières continuent de s’activer. Il faut tout ranger, nettoyer la salle pour une prochaine opération. La table stérile est vidée, les machines déplacées, et toutes les compresses jetées dans de grands sacs poubelles. L’anesthésiste raccompagne la patiente en réanimation. Plus de bruits de machines, plus de coeur ouvert et plus de patient. La pièce redevient presque banale.
Mégane Fleury