… d’un bloc opératoire

Le bloc 103 de l’Hôpital de la Tim­o­ne à Mar­seille / Car­o­line Serrazin 

Les portes du bloc s’ouvrent. La patiente est sur la table d’opération, au cen­tre de cette pièce d’une trentaine de mètres car­rés, déjà endormie. Sa peau jaunâtre, imbibée de béta­dine. Elle a 76 ans. Aujourd’hui, on lui rem­place la valve de l’aorte. Une opéra­tion à coeur ouvert. Le moin­dre faux mou­ve­ment peut lui être fatal. A l’intérieur du bloc, chaque mem­bre de l’équipe s’active avant que le chirurgien n’arrive. Cha­cun son rôle, cha­cun sa place. Pas ques­tion de faire tomber un objet ou de bous­culer une table.  « Tout est sec­torisé, pour que cha­cun puisse faire son tra­vail de la meilleure manière pos­si­ble », explique Serge Imbert, per­fu­sion­niste. L’intervention est un tra­vail d’équipe : com­mu­ni­quer, répar­tir les tâch­es, des principes basiques mais néces­saires pour gér­er la pres­sion d’une inter­ven­tion à risque. 

Les infir­miers de bloc ouvrent le bal. Ils sont instal­lés un peu partout dans la pièce. Il y a Joëlle Mayan, l’infirmière cir­cu­lante. Elle fait des allers-retours inces­sants entre la table stérile, où sont dis­posés les instru­ments, la table d’opération et ses paniers de range­ment. Des ciseaux, des tubes, des com­press­es. Dès que le chirurgien a besoin de quelque chose, elle s’exécute. La quin­quagé­naire recon­naît que c’est un méti­er éprou­vant. Une opéra­tion peut dur­er plusieurs heures, celle de cette après-midi pren­dra plus de cinq heures. Le bloc les habite, les pour­suit, même. « C’est pas facile de per­dre des patients, surtout quand la per­son­ne est jeune, con­fie-t-elle, le regard per­du. On y repense en sor­tant du tra­vail, plusieurs jours, plusieurs semaines après. On ne s’y fait pas, même avec le temps. Ça nous reste tou­jours en tête. » Ce qui la fait revenir au bloc, ce sont les réus­sites, la sat­is­fac­tion d’une opéra­tion réussie, d’un coeur réparé et d’un malade guéri. 

« Je suis comme le pilote d’un avion »

Françoise Gail­lat, anesthé­siste / Car­o­line Serrazin

Les anesthé­sistes sont à la tête de l’opération. Juste der­rière le crâne de la patiente. Françoise Gail­lat a les yeux rivés sur un écran. Elle véri­fie les pul­sa­tions du coeur. Son rôle, elle le com­pare à celui d’un pilote d’avion. « Vous savez, nous on gère le décol­lage et l’atterrissage et entre les deux c’est de la sur­veil­lance. S’il y a des tur­bu­lences, on peut être un peu stressé. » Le stress est presque un tabou dans le bloc. Car l’opération du coeur ne laisse aucune place au hasard. « La chirurgie car­diaque est très cod­i­fiée. » Les gestes, ils les con­nais­sent tous par coeur. Mais hors de ques­tion de par­ler de rou­tine. S’organiser, c’est pou­voir réa­gir en cas de complications. 

Le chirurgien et l’interne / Car­o­line Serrazin

Le chef d’orchestre de ce bal­let, c’est Dominique Grisoli, le chirurgien. Il est au cen­tre de la pièce, penché au-dessus de la table d’opération. « Le stress, ça se gère avec l’expérience. On ne l’apprend pas à l’école. Le jour où on finit l’internat, quand on a la respon­s­abil­ité du patient, ça change tout », con­fie-t-il. Il avoue timide­ment qu’il lui arrive de stress­er. « Je suis une boule de stress aujourd’hui », chu­chote-t-il à son interne pen­dant l’intervention. Sa pre­mière opéra­tion, c’était en 2008 au Cana­da. Depuis il a enchaîné. Celle d’aujourd’hui, il l’a réal­isée près de 400 fois. Avec des ratés, par­fois. « Heureuse­ment, c’est très rare. » Quand ça arrive, c’est avec l’équipe qu’il parvient à calmer ses doutes. « Avant de retourn­er au bloc, on dis­cute, on échange ensem­ble, ça nous aide à exor­cis­er. » 

« Le bloc, c’est un lieu fermé. Ça peut être usant, on voit des choses qu’on n’est pas censé voir, la maladie, la mort, au quotidien. Si ça nous affecte, on ne peut pas tenir. Il faut se faire une carapace » 

Le bloc, une deuxième maison

Joëlle Mayan, infir­mière de bloc

Jean-Louis Mae­stroni est l’instrumentiste aujourd’hui. Ses yeux pétil­lent der­rière de petites lunettes ron­des. Le bloc, il le fréquente depuis plus de vingt ans. « C’est un peu une deux­ième mai­son », glisse-t-il. Pen­dant l’opération, il a le rôle de petite main. Col­lé au chirurgien, il est atten­tif à ses moin­dres mou­ve­ments. « Le chirurgien ne doit pas lever les yeux pour pren­dre un porte aigu­ille ou quoi. » Dominique et lui se con­nais­sent par coeur. « Chut ». Jean-Louis réclame le silence. « Le bruit autour peut gên­er, explique-t-il. C’est lui qui inter­vient sur le coeur de la patiente. C’est sur lui que tout repose. Si le chirurgien est stressé, c’est toute l’équipe qui stresse ». 

Le pom­p­iste / Car­o­line Serrazin 

Au fond du bloc, il y a le pom­p­iste, surnom don­né au per­fu­sion­niste. Caché der­rière sa grande con­sole, Serge Imbert assure la CEC, la cir­cu­la­tion extra cor­porelle. Pen­dant l’opération, le coeur est rem­placé par une grosse pompe, reliée à des dizaines de tuyaux, et à des cylin­dres dans lesquels le sang passe. Serge scrute tous les écrans qui l’entourent. « C’est par­ti, on envoie un peu de potas­si­um », lance-t-il au chirurgien. « Com­mu­ni­quer, c’est la base. Il faut don­ner toutes les infor­ma­tions qu’on a au chirurgien, et lui voit ce qu’il se passe, il doit aus­si nous dire ce qu’il voit. Il est les yeux, nous sommes les mains. »

Der­rière le masque, on devine son sourire. L’homme est chaleureux, bavard même. Sans pour autant se décon­cen­tr­er. Yann vient rem­plac­er Serge à la moitié de l’opération. Il est plus silen­cieux. Il a tou­jours tra­vail­lé dans des ser­vices très tech­niques: la réan­i­ma­tion ou l’anesthésie. Mais le bloc est pour lui un lieu très par­ti­c­uli­er. « Le bloc, c’est un lieu fer­mé. Ça peut être usant, on voit des choses qu’on n’est pas cen­sé voir, la mal­adie, la mort, au quo­ti­di­en. Si ça nous affecte, on ne peut pas tenir. Il faut se faire une cara­pace » Mais pas ques­tion de ramen­er ses prob­lèmes à la mai­son. Ce qui se passe au bloc, reste au bloc. Pour épargn­er les proches surtout, et pour avancer aussi.

L’opération se ter­mine. Le chirurgien quitte la salle, le pom­p­iste aus­si. Les infir­mières con­tin­u­ent de s’activer. Il faut tout ranger, net­toy­er la salle pour une prochaine opéra­tion. La table stérile est vidée, les machines déplacées, et toutes les com­press­es jetées dans de grands sacs poubelles. L’anesthé­siste rac­com­pa­gne la patiente en réan­i­ma­tion. Plus de bruits de machines, plus de coeur ouvert et plus de patient.  La pièce rede­vient presque banale.

Mégane Fleury