En poussant la porte, dans cet immeuble résidentiel de Boulogne, on pénètre dans un appartement aux allures familiales. Charlotte*, écoutante depuis sept ans, et trois autres femmes discutent, plaisantent et échangent sur leur quotidien. En avançant dans le couloir qui sépare la cuisine et le salon, une porte fermée nous attend. Cette porte, c’est celle de la chambre. C’est ici que tous les jours, des bénévoles décrochent le téléphone pour accueillir la parole de celui qui appelle en commençant d’une voix douce : « SOS Amitié bonjour. »
Chez SOS Suicide Phénix, au sous-sol, une pièce meublée d’un lit et d’un bureau accueille les écoutants. Le manque de bénévoles oblige l’association à fermer sa ligne entre minuit et midi. La formule d’accueil des appelants est presque identique à celle de SOS Amitié. Quand Delphine décroche le combiné, sa voix est douce et accueillante.
“SOS Suicide Phénix bonjour”

Cocotte-minute et silence habité
Depuis douze ans, elle répond au combiné de SOS Suicide Phénix. Dans la pièce adjacente Daniel Primard, président de l’association, gère le planning des bénévoles. Lui-même écoutant pendant une vingtaine d’années, il a désormais plus de recul sur le rôle des écoutants.
“Écoutants, quel est notre rôle ?”

Dans ce local d’écoute sombre où le jour ne pénètre pas, seules de petites lampes de bureau éclairent la pièce d’une lumière jaunâtre. Une fois qu’elle s’est présentée, Delphine, 78 ans, se tait. On n’entend plus que des réponses monosyllabiques et l’espace est subitement habité par la détresse de ceux qui appellent. « Nous écoutants, sommes là pour écouter, explique-t-elle après l’appel. Les entendre vider leur sac en parlant le moins possible. »
Une méthode sur laquelle s’accordent Charlotte et Clémentine*, écoutantes à SOS Amitié. Pour ces deux bénévoles, la règle d’or est le silence, mais l’écoute ne doit pas être passive.
Qu’est-ce qu’un bon écoutant ?


De l’avis de Clémentine, il y a deux catégories d’écoutants : d’un côté, ceux qui ont connu une détresse psychologique, les rendant à même de mieux comprendre et aider les appelants. De l’autre, « ceux qui ont toujours été protégés par la vie et qui se sentent redevables », développe-t-elle en s’incluant dans cette catégorie.
Ancienne psychologue, Delphine a rejoint les centres d’écoute à sa retraite. La suite logique de sa carrière, selon elle. En réalité, il y a peut-être autant d’écoutants que de motivations de le devenir. Ce que confirme Loïc, qu’un drame personnel a poussé à devenir bénévole.
“Pourquoi je suis devenu écoutant”

Écouter, ça s’apprend. Chez SOS Suicide Phénix, tout commence par un entretien. « A l’issue de celui-ci, 80% des volontaires ne sont pas retenus, dévoile Daniel Primard. Il y a ceux qui abandonnent car ils réalisent la contrainte que cet engagement représente. Puis il y a ceux qu’on refuse car ils ne sont pas assez solides. » Autre structure même méthode chez SOS Amitié où 90% des candidats ne passent pas cette première étape, selon des chiffres donnés par l’association.
Pour les personnes retenues, un stage de trois à quatre mois leur permet de se familiariser avec les techniques d’écoute. Elles sont supervisées par des écoutants titulaires qui les laissent progressivement répondre au téléphone grâce à la double-écoute. Au milieu de cette période, une formation théorique leur est dispensée par un psychologue. C’est là qu’elles apprennent la technique d’écoute imaginée par Carl Rogers, psychologue américain du 20ème siècle. Elle consiste à centrer l’écoute sur la personne de l’appelant. En pratique, cela passe par l’anonymat, la bienveillance et surtout l’absence de conseil. « Le plus difficile à intégrer pour tous nos stagiaires », plaisante Clémentine.
Une règle d’or : pas de conseil


Que ce soit chez SOS Amitié ou SOS Suicide Phénix, des personnes appellent pour ne pas être seules pendant qu’elles se donnent la mort. Concrètement, aucune de ces deux associations ne peut appeler les secours sans l’accord de la personne, son numéro ne s’affichant pas sur leur combiné.
“J’ai senti la mort l’envahir”
Une fiche permet d’assister l’écoutant pour gérer ces cas d’urgence. Elle rappelle qu’il est nécessaire de rester calme et de prendre le temps d’écouter malgré la situation. « Il faut avant tout respecter le choix de la personne, assure Charlotte. Bien sûr, nous sommes pour la vie, nous tentons parfois de les dissuader mais nous ne nous opposons jamais à leur décision. Si elle décide de passer à l’acte, nous ne pouvons pas l’en empêcher. »
Comment réagir face à une personne suicidante ?

Une théorie qui est plus dure à appliquer dans les faits. Cette situation, Charlotte l’a connue il y a quelques années. « Une fille venait de prendre des cachets, se souvient-elle. Elle était dehors. On a discuté et elle s’est rendue compte qu’elle voulait continuer à vivre. Elle m’a demandé de l’aider et je l’ai accompagnée jusqu’à ce qu’on s’occupe d’elle. »
Mais certains écoutants ont plus de mal à garder leur calme. « Il faut réagir vite, on n’est pas médecin. Je suis là pour faire de la prévention, on n’est pas forcément formé pour répondre à ce genre d’appels », regrette Jean-Pierre qui décroche le combiné pour SOS Suicide Phénix. Il y a quelques années, une appelante lui demande de « rester avec elle, l’assister pendant qu’elle meurt », se rappelle-t-il. Elle souhaite mettre fin à ses jours, suite au suicide de son enfant. « Elle m’indiquait au fur et à mesure combien de cachets elle avait pris. Je la sentais partir. Puis elle s’est mise à me tutoyer et me dit ‘Est-ce que tu veux qu’on traverse un champ ensemble ?’ J’ai senti la mort l’envahir. Par sursaut, j’ai éclaté. Je me suis levé de ma chaise et j’ai piqué une crise. J’ai mis un coup de pied dans la table. Je suis devenu grossier. Je lui ai dit qu’elle faisait chier. Ça a déclenché quelque chose en moi. C’était impossible pour moi à accepter. Ça lui a fait un électro-choc. La personne a arrêté et appelé son médecin. » Quelques temps plus tard, cette personne l’a rappelé. Si elle n’était pas guérie, elle était toujours en vie. « Même si je n’ai pas suivi ce qu’on nous demande de faire, j’ai réussi à apaiser un peu la crise. »
Qu’est-ce qu’un bon appel ?

Malgré la souffrance entendue, l’écoutant n’est pas là par hasard. « Il faut trouver du plaisir dans ce qu’on fait, analyse Loïc posément après un appel d’une demi-heure. Cela peut paraître bizarre de parler de plaisir en écoutant la souffrance des gens. Mais des gens que vous ne connaissez pas vous livrent des choses qu’ils ne livrent pas ailleurs. Il se passe quelque chose d’extraordinaire. Ce sont de vraies rencontres. »
Quand Jean-Pierre, 64 ans, termine un appel pour SOS Suicide Phénix, il débrief automatiquement avec lui-même. « Ai-je été bon ? Pourquoi m’a‑t-il appelé ? L’appel l’a‑t-il aidé ? Je me dis toujours que j’aurais du dire ci ou ça. Les transports me permettent ensuite d’évacuer. »
Quand ils ferment la porte de la salle d’écoute, les écoutants, comme Jean-Pierre, évacuent la lourdeur des propos entendus. Tandis que les lieux, eux, continuent d’être habités par le poids des confidences.